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Elsaesser, Thomas. “La notion de genre et le film comme produit semi-fini: a propos de Franz Hofer.” 1895: Revue de recherché sur l’histoire du cinema 50 (December 2006): 67–85.

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La notion de genre et le film comme produit semi-fini: l’exemple de Weihnachtsglocken de Franz Hofer (1914)1

Thomas Elsaesser

from 1895 50

La théorie du genre, particulièrement en ce qui concerne le cinéma des premiers temps, doit ses développements majeurs des deux dernières décennies au déplacement du centre de gravité des études cinématographiques, des films individuels en tant que textes vers l’activité spectatorielle et les nouveaux modèles de théorie de la réception et d’histoire de l’exploitation. Les travaux de Robert C. Allen sur le spectacle de variétés et les recherches de Charles Musser sur les pratiques de projection (« screen practice ») dans le cinéma des premiers temps sont de ce point de vue exemplaires2. La pléthore d’études nouvelles sur la « construction » des publics, la composition démographique et l’identité sexuelle des spectateurs qui sont apparues dans quasiment tous les pays fait que nous en savons désormais bien plus sur les espaces physiques et imaginaires créés par le spectacle cinématographique. Cette connaissance semble à son tour devoir amener de nouveaux travaux, sensibles au contexte, sur l’identité et l’histoire des genres cinématographiques3.

Dans l’étude des genres, abordée cette fois dans une perspective plus large, les théories traditionnelles entendaient souvent la notion de genre comme catégorie descriptive partagée par les producteurs et le public (ainsi, le « western » et la « comédie musicale »), catégorie dont la fonction était de créer un horizon relativement stable de plaisirs anticipés(footnote : 4). Par contraste, certains genres émergeaient lorsque l’attention critique se focalisait rétrospectivement sur un ensemble d’oeuvres qui n’avaient pas été précédemment abordées sous une rubrique générique. Le « mélodrame » et le « film noir » constituent des exemples illustres de ce cas de figure. Ni l’un ni l’autre ne fut à proprement parler une catégorie pour l’industrie ou pour les consommateurs : ces genres se sont imposés suite à des interventions critiques idéologiquement motivées (les cinéastes allemands émigrés pour le film noir, la politique de la différence sexuelle pour le mélodrame)5.

La psycho-sémiotique nous a également fourni des modèles pour ce qui est de comprendre le fonctionnement des codes génériques. La brève monographie de Steve Neale déploie ainsi la théorie des dispositifs, la notion d’interpellation et l’énonciation afin de différencier les principaux genres hollywoodiens selon leurs effets-sujets et leurs modes discursifs – notamment les régimes d’illusion et de croyance ou les différents axes de vraisemblance et de crédibilité qui engagent le plaisir visuel du spectateur et sollicitent son sentiment d’omnipotence6.

Enfin, puisque les genres véhiculent tout à la fois des stéréotypes socialement acceptables et des comportements transgressifs, ils constituent les moyens les plus directs pour le cinéma de s’articuler aux identités idéologiques et historiques de son public, donc au savoir situé, aux préjugés et aux préférences d’une communauté donnée – en bref, à ses codes culturels mais aussi à ses normes et à ses valeurs, en perpétuelle évolution. La spécificité du cinéma d’une nation peut par conséquent être abordée le plus directement par les genres plébiscités de son public, et ce fait justifierait à lui seul que le genre soit une catégorie incontournable pour toute sociologie du cinéma (national). Dans le cas de l’Allemagne, par exemple, le genre fantastique – qui repose sur l’Étudiant de Prague, le Cabinet du docteur Caligari et d’autres films prétendument expressionnistes – n’a pas seulement été désigné comme le genre cinématographique national par excellence : il a également été jugé symptomatique des dispositions psychiques enfouies de la nation, voire de ses fortunes – ou plutôt, de ses infortunes – politiques7.

Cet essai ne prend pour point de départ aucune de ces trois (pro)positions, du moins dans un premier temps. Je soutiens, par exemple, qu’il est devenu de plus en plus difficile d’évoquer les genres cinématographiques en termes d’« origines ». Je ne pense pas, ceci étant dit, trop prêter à controverse en affirmant par ailleurs que plus nous en savons sur la « naissance » du cinéma, plus l’indétermination, l’hybridation et l’intertextualité semblent devoir constituer l’inévitable condition des formes génériques – d’un point de vue historique, mais aussi théorique. Pour ce qui est de ce dernier aspect, j’adopterai une approche pragmatique dans laquelle les institutions intervenant entre l’expérience-texte et le spectateur jouent un rôle important : elles servent en effet de cadre à l’ensemble des attentes sur la base desquelles les spectateurs donnent sens à un film donné. Sur ce point, je partage globalement les vues de Roger Odin et de la sémio-pragmatique8, ainsi que celles de Francesco Casetti dans sa récente redéfinition du genre9.

En ce qui concerne la dimension historique, une des questions que je pose implicitement est de savoir si cette hybridation, ou encore le statut des genres dans le cinéma, si sensible au contexte, doit nécessairement nous amener à dénier aux genres cinématographiques leur autonomie. En d’autres termes, devons-nous les aborder avant tout en tant que parasites d’autres formes de divertissement et d’autres arts qui les ont précédés historiquement et en ont été les concurrents économiques (le music-hall, les variétés, le cirque, les foires, les spectacles sur le Far West, etc.), alors même que leur identité et leur légitimité reposent sur l’économie du cinéma et ses discours institutionnels ?

Dans la seconde partie de cet essai, je me concentrerai sur un film singulier qui est entré dans les livres d’histoire comme exemple d’un genre spécifique, mais que je me propose de lire à partir d’un autre ensemble de déterminants apparemment « externes » – ceux liés au son, pour être précis – ensemble qui suggère qu’il faudrait peut-être le classer dans un autre genre. Cet exercice ne vise évidemment pas en premier lieu à « corriger » une possible erreur de taxinomie. Il vise bien plutôt à soulever des questions plus générales sur la façon dont nous comprenons les origines et les transformations des genres, une fois pesées les implications concrètes de notre sensibilité croissante à la façon dont l’histoire des d’exploitation « situe » les textes filmiques et détermine les conditions, donc l’identité générique, au sein desquelles ils doivent être interprétés. Un exemple de reclassification relativement connu dans l’historiographie récente du cinéma des premiers temps est le débat autour de The Great Train Robbery d’Edwin S. Porter. Charles Musser a soutenu avec entêtement que ce film n’appartenait pas au genre du western, dont il avait longtemps été considéré comme le prototype, mais s’apparentait plutôt au genre du film de voyage (à l’instar des divertissements Hale’s Tour et de leurs excursions immobiles) ; à d’improbables prédécesseurs tels que les films criminels importés de Grande-Bretagne (Daring Daylight Robbery et The Life of Charles Peace comportent tous deux l’élément crucial qu’est le voyage en train) ; et même à un mélodrame théâtral victorien sur le même sujet, qui demandait aux candidats au voyage touristique dans l’ouest américain de bien veiller sur leurs effets personnels10. S’appuyant moins sur les téléologies rétrospectives de la vieille école de l’histoire du cinéma et abandonnant la quête des « premières fois » ou des « origines » typiques d’un Kenneth McGowan ou d’un William K. Everson, Musser a pu attirer l’attention sur un certain nombre de discours contemporains et nous ouvrir les yeux sur les déterminations très différentes informant la notion de genre dans le cinéma des premiers temps11. Une telle prise de distance vis-à-vis du texte filmique, au bénéfice du contexte de l’exploitation, de l’activité spectatorielle et des moyens employés pour capter l’attention du public, ne fait pas que signaler une conscience des facteurs contingents nécessaires pour appréhender l’identité des films et la « place » qu’ils occupent dans leur époque. Elle représente également un tournant pragmatique, dans l’acception plus étroitement linguistique du terme : illustrant la conviction que le sens n’est pas inhérent à la sémantique du film, cette prise de distance est la résultante d’interrogations sur ce que « font » différents (groupes de) spectateurs d’un film. Le cinéma des premiers temps constitue donc un point de jonction bien réel entre histoire et théorie du cinéma sous la forme d’une « pragmatique historique » : comprendre comment sont compris les films (pour reprendre en la transformant une expression célèbre de Christian Metz), tout en essayant de comprendre comment les spectateurs ont pu comprendre les films à tel moment de l’histoire. Les problèmes conceptuels soulevés par cet état de fait, et la nécessité qu’il pose de nouvelles formes et de nouvelles définitions de ce qui constitue une « preuve » comptent parmi les défis auxquels l’historien doit faire face.

Aussi, une fois institué comme catégorie liée à la réception et à la pratique d’exploitation, plutôt qu’à la production et à la distribution – en d’autres mots, une fois dépassés les objectifs de la taxinomie et du marketing – le genre devient d’emblée une catégorie plus intéressante, mais également plus diffuse. Nous savons par exemple que le principe des « numéros » du cinéma des premiers temps (adapté pour l’essentiel du spectacle de variétés) a exercé une influence majeure sur la façon dont les genres cinématographiques ont émergé et sur leurs appellations, plus ou moins justifiées selon les cas, avant leur transformation par le cinéma – transformation rendue nécessaire par des exigences aussi différentes que la transition des cinémas ouverts sur la rue aux palaces, la mutation des films courts en longs métrages intégrés, et l’imposition de monopoles dans la distribution et d’accords de location en bloc.

Dans mon introduction à A Second Life : German Cinema’s First Decade, j’examine un film d’Oskar Messter sur Richard Wagner datant de 1913, afin de montrer comment ces exigences ont pu mener à ce qui, de notre point de vue, doit apparaître comme un film à la limite de l’incompréhensible. Commandé pour le centenaire de la naissance de Wagner mais réalisé sans la coopération de Bayreuth ni de la succession du compositeur, le film se distingue par un certain nombre de caractéristiques, dont une sorte de réinvention du principe du film court dans le cadre d’un long métrage. Ceci m’a amené à le considérer, non dans son appartenance au genre de la biographie filmée de musicien (qui allait devenir un pilier central du cinéma allemand durant la République de Weimar et le Troisième Reich), mais plus justement comme exemple représentatif du genre du rebelle héroïque et du héros national déjà pratiqué avec succès par Messter dans des films sur Andreas Hofer et Guillaume Tell, et croisé en l’occurrence avec le trope de « l’artiste comme génie persécuté ». Il n’empêche que le film fut salué comme un progrès important dans l’association de la musique et du spectacle cinématographique lors de sa sortie à New York en septembre 1913, tandis que sa promotion aux Pays-Bas au moment de sa présentation en exclusivité pendant la saison de Noël 1913 mettait en avant sa dimension de chronique féérique illustrée, donc de divertissement idéal pour toute la famille pendant les fêtes de fin d’année12. Aussi, à mon avis, le réencodage de The Great Train Robbery comporte également une autre leçon. Musser reconnaît pleinement la dette du cinéma des premiers temps envers d’autres formes de divertissement, du spectacle de variétés aux démonstrations de remèdes miracles dans les foires. Ces formes ont sans nul doute apporté au cinéma tout un ensemble de « genres » déjà établis que celui-ci a ensuite adaptés, simplifiés ou « digérés » tel un boa constrictor, ainsi que l’attestent ses recherches sur les pratiques d’exploitation de Lyman Howe ou sur la réception de certains films d’Edwin S. Porter dans des communautés ethniquement mélangées à New York. Ceci dit, le travail de Musser éclaire également les facteurs spécifiques et locaux affectant les pratiques d’exploitation dans les cinémas des premiers temps13. Encore une fois, le cas de The Great Train Robbery nous fournit l’occasion de nous faire une idée bien plus claire de ce qui a pu être en jeu dans le célèbre plan du hors-la-loi Barnes tirant en direction du public – plan placé tantôt au début, tantôt à la fin de la projection. L’autonomie substantielle incombant ainsi à l’exploitant de cinéma, par exemple, suggère que ni le terme d’« intertexte médiatique », ni des néologismes tels qu’« intermédialité » ou « interférence médiatique » ne semblent décrire avec pertinence les pressions et les contraintes exercées par le secteur de l’exploitation, alors en rapide évolution, sur la formation des genres cinématographiques.

Je proposerais par conséquent de donner une inflexion légèrement différente à l’approche pragmatique du genre dont je viens d’esquisser les grandes lignes. Celle-ci s’articule autour de l’idée du film comme produit semi-fini. Ce que j’entends par ce terme est assez simple : un film requiert une représentation pour être achevé et un événement pour être actualisé, ces deux dimensions s’avérant également pertinentes lorsque l’identité générique d’un film doit être déterminée14. « Semi-fini » se justifie donc parce que le film dans sa boîte en fer blanc n’est pas le film projeté, et qu’une représentation est un événement qui « prend place » sur deux plans : la « place » en question est le lieu de l’interaction entre individus dans un auditorium, mais aussi entre spectateur individuel et écran. Enfin, « semi-fini », particulièrement pour la période du cinéma des premiers temps qui nous concerne ici, décrit avec justesse une situation où de nombreux facteurs se trouvaient sous le contrôle de l’exploitant – de la vitesse du projecteur et du nombre d’images projetées par seconde à l’ordre des plans ou l’ordre des « numéros » dans un programme de films courts. Quasiment tous les paramètres dans l’apparence d’un film, l’expérience de le regarder, la signification sociale de l’événement qu’il constituait pouvaient être contrôlés non seulement par le binôme réalisateur/producteur, mais aussi par celui composé du distributeur et de l’exploitant. Il suffit pour se le figurer d’en énumérer les variables : accompagnement au piano ou par l’orchestre au complet, bonimenteur sur le côté de l’écran, acteurs placés derrière l’écran, lumières allumées ou éteintes dans la salle, couloirs dotés d’un désodorisant qu’il fallait activer toutes les deux heures ou a contrario saturés d’une odeur de transpiration. Du fait que les services, les équipements et l’environnement pouvaient varier si considérablement, les historiens du cinéma ont souvent décrit cette période comme dominée par l’exploitation, durant laquelle le contrôle éditorial sur le film, le programme et la représentation restaient l’affaire de l’exploitant15. De même, chaque représentation d’un film était un événement singulier et unique : souvent, les cinémas rivalisaient les uns avec les autres non pas par le film qu’ils montraient, mais par la taille de l’orchestre ou la vivacité d’esprit du bonimenteur. Ces aspects de la représentation du film, familiers pour le public de l’époque, échappent à l’historien. À la limite, toute stabilité générique, même celle que l’on peut inférer des catalogues des distributeurs ou des fabricants, est susceptible de s’être évanouie lors de la représentation. En Allemagne, par exemple, la comédie se divisait en plusieurs sous-genres tels que le derb-komisch (la grosse farce) ou le herzhaft (le psychologique), alors que le drame pouvait être sentimental ou encore rührselig (destiné à faire couler les larmes). Ces distinctions se basaient sur les réactions du public, et étaient de ce fait assez fragiles face à des pratiques d’exploitation où des interventions musicales mal calibrées pouvaient interférer avec ces mêmes réactions, et où un bonimenteur pouvait par son ironie réduire le pathétique d’un mélodrame émouvant en lançant des plaisanteries – à point nommé mais mal à propos – aux dépens du film. Nous savons par exemple que les nouvelles ou les actualités montrant le Kaiser en 1909 étaient souvent accueillies, dans les quartiers populaires de Berlin, par des commentaires « séditieux » ou « négatifs », et qu’en 1916 le commandement militaire s’alarmait beaucoup des comptes rendus rapportant que les reconstitutions de combats dans les films de propagande de guerre suscitaient des rires si railleurs chez les soldats en permission qu’il était devenu contre-productif pour le moral des troupes de les montrer au moment de Noël, lorsque ceux-ci rentraient chez eux16.

Le concept de « semi-fini » suggère par conséquent que c’est avant tout l’aspect sonore de la représentation qui apporte la dimension manquante, transformant la projection en une représentation et la représentation en un événement. Comme j’espère le montrer, et bien que ce ne soit que partiellement mon intention de me concentrer sur le son, c’est bien celuici qui « complète » le film et contribue ainsi à déterminer son identité générique. Pour ceux qui l’ignoreraient encore, nous avons appris pendant ces vingt dernières années que le muet n’avait jamais vraiment été muet. Il n’est donc guère surprenant que la communauté des études cinématographiques ait cherché à canaliser les énergies vers des recherches qui combleraient les lacunes et mettraient à jour ce que les approches herméneutiques du film comme texte, mais aussi et assez fréquemment les histoires du cinéma plus conventionnelles ignoraient ou passaient sous silence – en partie du fait des si rares traces matérielles qui subsistaient encore. Bien entendu, dans la mesure où les historiens du cinéma des premiers temps sont des chercheurs et des historiens d’une qualité exceptionnelle, ils ont vite trouvé ces traces manquantes et ont même rapidement été submergés par leur matériau. Nous avons par exemple à notre disposition une énorme quantité de documents sur les différentes techniques et technologies qui – souvent avec succès – ont tenté de synchroniser du son produit mécaniquement à des images reproduites mécaniquement : des machines telles que le Graphophone et le Phonoscope, le Motiograph et le Columbia Grand, ou le Biophon d’Oskar Messter et le Chronophone de Gaumont ont toutes été sauvées de l’oubli17. En fait, les inventions sont en telle abondance et leur déploiement est si expansif dans ces premières années qu’un présupposé autrefois largement partagé au sujet d’Edison – il aurait conçu le cinéma comme un complément au phonographe – ne semble plus aussi étrange et excentrique aujourd’hui. Après tout, ne concevons-nous pas désormais les images en mouvement comme les dérivés des ondes radio (le processus qui mena à l’invention de la télévision) et du téléphone (ainsi, la partie « world wide web » de l’Internet) ? Avec ces connaissances à notre disposition, et de la perspective olympienne que nous donne le recul, peut-être pouvons-nous commencer à donner au son sa juste place dans le cinéma des premiers temps ?

Il se trouve malheureusement que la masse de matériaux sur le son n’ajoute pas à la connaissance de ce cinéma, mais au contraire la brouille et la désorganise assez sérieusement. Tout d’abord, la probabilité est assez grande que nous succombions là à une autre téléologie rétrospective : la projection de films muets accompagnée d’un orchestre entier est devenue si populaire grâce à Pordenone, au travail de Kevin Brownlow sur Napoléon et à celui d’Enno Patalas sur Metropolis, ainsi qu’à tant d’autres, que nous avons désormais tendance à projeter ce modèle de la fin des années vingt sur les années dix, voire plus tôt encore. Toutefois, si nous comparons les documents disponibles, la place, la fonction et même la présence du son dans le cinéma des premiers temps apparaissent très contradictoires. Pour dire simplement les choses, il y en a bien trop : son produit mécaniquement par des cylindres de cire, un gramophone, du fil magnétique ou un piano mécanique, la parole humaine ; son et musique produits par les pianistes, les bonimenteurs, et les acteurs se tenant derrière l’écran ; son provenant de la fosse d’orchestre grâce à un Soundograph Exela, un Wurlitzer Automatic Orchestra ou les Deagan Bells ; son produit par des instruments de musique ou prenant la forme d’effets sonores de scène ; son consigné dans des conducteurs ou des partitions spécialement écrites, ou improvisé par des pianistes sérieux ou distraits ; son orchestré par des chefs présents physiquement ou projeté sournoisement par des miroirs à partir de la pellicule même ; son diffusé à tue-tête par des haut-parleurs sur la rue afin d’attirer les passants indécis vers la salle de cinéma, ou accompagnant la représentation du film ; ou au contraire, son absent pendant le film, réservé aux intervalles et aux entractes durant lesquels un groupe de spectateurs quitte la salle tandis qu’un autre s’installe en attendant le début de la séance18.

Et puis, il y a les films eux-mêmes, regorgeant soudain d’indices sonores : pas seulement les soldats, clairon à la bouche, ou les téléphones sonnant avec insistance. Nous remarquons désormais les gens marchant sur la pointe des pieds sur des allées de gravier, tendant l’oreille pour entendre ce qui se dit de l’autre côté d’une porte fermée, accroupis sous une fenêtre entrebâillée afin de surprendre une révélation, ou encore des mécaniciens activant le sifflet à vapeur de leur locomotive pour attirer le regard des jolies filles à leur passage. En d’autres mots, des films restés si longtemps muets nous submergent maintenant d’un véritable tohubohu de musique et de bruits, de voix et de commentaires, de sons émanant de toutes parts et se propageant dans toutes les directions. Ce fut donc une surprise particulièrement déroutante d’entendre Rick Altman, s’époumonant pour couvrir tout ce vacarme, nous annoncer que les films muets avaient, de fait, bien été muets et que la musique et le bruit accompagnaient à peu près tout sauf les films eux-mêmes. Le long silence provoqué par cette révélation n’avait rien de superflu : il fallait pouvoir entendre la musique singulière de cette réécriture de l’histoire et digérer l’article qui la portait, « The Silence of the Silents ». Dans ces quelque soixante-dix pages riches en informations factuelles, Altman passe en revue les différents types de preuves matérielles qu’il a accumulées afin de nous rappeler qu’en matière de cinéma muet, plus nous en savons, moins nous en comprenons. Son argument est que l’identité du cinéma des premiers temps était d’une telle multiplicité, et son usage social d’une telle instabilité, que la confusion autour du son constitue un de nos meilleurs indicateurs historiques – non seulement lorsqu’il s’agit de mesurer l’étendue du chaos, mais aussi dans l’optique d’en cartographier l’éventuelle résolution et la standardisation qui l’a accompagnée. J’en veux pour illustration ce passage extrait de la conclusion de son texte :

L’identité plurielle de ce que nous appelons aujourd’hui le cinéma des premiers temps se retrouve de manière symptomatique dans la diversité des traditions musicales où puise l’exploitation des films avant 1910. À l’époque, les films peuvent nécessiter les explications d’un diseur, à l’instar des conférences populaires des maisons de la culture. Ils peuvent être accompagnés d’une musique s’accordant aux mouvements du chanteur, comme les numéros de music-hall. Les chutes sur le derrière peuvent y appeler un roulement de tambour ou un coup de cymbale, comme les numéros comiques. Parfois, les films peuvent être accompagnés par la chanson populaire que l’orchestre se trouve avoir en réserve, comme les compléments de programme des spectacles de variétés. Ils peuvent réclamer le type de musique joué par les musiciens représentés à l’écran, comme les spectacles de lanterne magique. Les films peuvent avoir recours à un dialogue en direct, comme les conférences sur les voyages. La musique de film peut aussi et avant tout servir à faire du battage, comme c’est le cas avec les numéros d’entracte. Et comme les tableaux dans un musée, les films peuvent aussi être projetés dans le silence le plus complet19.

Altman localise ainsi la force de stabilisation dans la lutte de pouvoir qui vise à dépouiller l’exploitant de son contrôle sur les films pour le transférer vers le producteur. Plus généralement, il met en lumière le besoin pour « l’institution cinéma » alors naissante de mettre en place une division du travail qui ferait de l’expérience-film un produit plus uniforme, donc une marchandise susceptible de circuler universellement tout en garantissant un niveau de qualité constant – une garantie signalée au public par l’étiquette générique et la personnalité de la star. Sur la base de mon travail sur le cinéma allemand, je tends à être d’accord avec la thèse d’Altman, mais j’y ajouterais deux réserves importantes. Premièrement, la nature de l’expérience spectatorielle au cinéma – corporelle, liée à la spécificité du site – demande que nous introduisions un autre changement qui, bien que lié au transfert de pouvoir éditorial, s’en distingue dans ses manifestations : l’intériorisation de la narration et son inscription au sein des films eux-mêmes. Deuxièmement, il est fort possible que la situation du cinéma européen (et plus particulièrement du cinéma allemand) soit quelque peu différente de celle du cinéma américain. Un élément qui me pose problème depuis que je sais que les films muets n’ont jamais été muets concerne les raisons qui ont amené les historiens traditionnels du cinéma, non seulement à ignorer ce fait, mais à l’occulter purement et simplement – tout comme la couleur dans le cinéma des premiers temps, qui est longtemps restée un secret bien gardé dans les ouvrages d’histoire et d’esthétique concernant la période.

Pour ce qui est du cinéma allemand des premiers temps, par exemple, il apparaît aujourd’hui évident que la musique a joué un rôle immensément important dans le développement des formes et des genres filmiques. Quasiment tout ce que nous savons sur la culture du divertissement populaire en Allemagne au tournant du vingtième siècle suggère qu’elle devait son existence à un vaste assortiment de pratiques et d’idiomes musicaux : orchestre, choeur, partitions pour pianos et pianos mécaniques, lieder, ballades, chansons de cabaret, chansonnettes sarcastiques, cantiques, opéras wagnériens. Les Tonbilder de Messter constituent sans nul doute le genre le plus connu et le plus tristement célèbre (tristement, car ces scènes de stars interprétant en play-back les arias d’illustres opéras nous apparaissent aujourd’hui très peu cinématiques). Cependant, il existe une très ample documentation20 pour appuyer l’hypothèse que, dès le départ, la composition générique du cinéma allemand à destination des publics allemands se définissait par des genres musicaux plutôt que dramatiques, et qu’il existait pour ces genres musicaux une infinité de dénominations (Tonbild, Filmsingspiel, Tanzfilm, Gesangsfilm, Filmoperetta, Operettenfilm, Revuefilm, Schlagerfilm, pour n’en mentionner que quelques-uns)21.

Il y a donc de bonnes raisons de penser que le poids de la culture populaire allemande dans le développement d’une identité proprement nationale a toujours eu partie liée à la culture musicale davantage qu’à aucun autre art, littérature et arts visuels compris. L’exception de l’Expressionnisme ne fait que confirmer la règle. Des arias filmés de Messter et ses « films de chefs d’orchestre », réalisés entre 1903 et 1913, aux opérettes filmées et aux films-opérettes produits en grand nombre de 1914 à la fin du muet en 1929, des opérettes avec bande-son et en plusieurs langues du début des années trente aux comédies musicales de la période nazie, des Musikfilme des années cinquante aux Schlagerfilms de la décennie suivante, le cinéma populaire allemand a eu largement recours à la musique pour fidéliser son public, favoriser l’identification générique et générer une notoriété nationale pour ses produits. Tout ceci apparaît avec une telle évidence de nos jours que la question se pose de savoir comment l’idée que le film fantastique constitue le premier et le plus emblématique des genres cinématographiques allemands a jamais pu s’imposer. Du point de vue du cinéma allemand d’avant 1913, la réponse est que, trop longtemps, les historiens ont ignoré ou occulté le son et la musique comme éléments de définition du cinéma des premiers temps pris dans sa globalité. Nous savons désormais à quel point le primat accordé au cinéma expressionniste muet a faussé l’histoire du cinéma allemand – primat qui n’est rien moins que l’imposition d’un tout autre paradigme stylistique, et qui a eu pour conséquence de déplacer l’identité générique du registre auditif vers le registre visuel.

Pris isolément, un tel raisonnement court pourtant le risque de réduire une situation très complexe à une explication par trop mécanique. Il paraît nécessaire d’examiner les paradoxes et les contradictions de la pratique du son dans le cinéma des premiers temps, tel que les expose Altman, au sein d’un cadre plus large, voire comme la partie intégrante d’une autre problématique : celle de la transformation ou de la coexistence de deux types d’espaces distincts, l’espace physique de la salle et l’espace imaginaire de l’écran. Nous savons que dans le cinéma des premiers temps, jusqu’aux environs de 1907, les films « concevaient » leur public comme physiquement présent : le mode dominant était, pour reprendre le terme de Noël Burch, « présentatif » plutôt que représentatif, la mise en scène souvent frontale, et le régime des regards incluait un regard vers l’extérieur du film, c’est-à- dire les spectateurs. À ceci correspondait, pourrait-on ajouter, une pratique sonore et musicale s’extériorisant de la même façon, sous la forme d’un commentaire ou, à tout le moins, sous une forme qui mettait en valeur l’espace de la salle comme espace distinct de l’espace de l’écran, avec lequel il communiquait néanmoins. En un sens, musique, voix ou bruitages parlaient ainsi aux images et avec elles, autant qu’ils les ’faisaient parler’. Ceci m’amène à ce que j’ai dénommé l’« intériorisation de la narration ».

Avec la généralisation du récit filmique en plusieurs bobines et du long métrage, le spectateur s’est peu à peu habitué à « entrer » dans le film, à l’habiter non pas physiquement mais de manière métaphorique. À son tour, ce phénomène impliquait que le film ménage pour le spectateur la possibilité d’un point de vue imaginaire au sein de l’action. Les films de D.W. Griffith pour la Biograph sont ainsi devenus, par la complexité de leur mise en scène et de leur montage (c’est-à-dire leur forme de récit, avec la création subtile de niveaux de connaissance différents), les parfaits exemples de cette inscription de chaque spectateur au coeur de l’action, conjuguée au respect d’un certain degré de frontalité, donc d’une conscience de l’espace de la salle comme condition nécessaire à la formation de ce spectateur « imaginaire ». Le défi, lorsque l’on intègre le son comme donnée de l’expérience du film, est dès lors d’essayer d’identifier le type de travail que réclamaient les formes et les pratiques filmiques dans le cinéma des années dix, et simultanément quel type de spectateur imaginaire elles supposaient. Cette position imaginaire exige un réencodage de l’espace sur les plans cognitif (dans la mesure où la compréhension du récit dépend de l’appréciation par le spectateur d’une répartition inégale du savoir parmi les personnages) et perceptuel (le spectateur étant privilégié du fait qu’il partage le point de vue moral du ou de la protagoniste sans forcément en partager le point de vue visuel, comme ce sera plus tard le cas dans le style hollywoodien classique). Dans ce réencodage, ce déplacement de l’attention d’un espace spectatoriel comprenant l’espace de l’écran vers un espace spectatoriel supprimé au profit de cet espace de l’écran, la pratique sonore me semble assumer un rôle particulièrement crucial, mais également contradictoire. En effet, l’« intériorisation » de l’image et la possibilité d’un perspectivisme narrationnel dépendent du son, ou plutôt de sa « représentation » dans l’image.

Les Cloches de Noël de Franz Hofer

J’en viens enfin au film que j’ai choisi pour exemple, Weihnachtsglocken (« Les Cloches de Noël ») de Franz Hofer, qui date de 1914. Le film n’est pas inconnu, et possède d’emblée ce que l’on pourrait appeler une double identité générique. Franz Hofer ayant été canonisé, au cours de ces dix dernières années, comme l’un des metteurs en scène les plus remarquables du cinéma allemand des premiers temps, Weihnachtsglocken peut être considéré comme un « film d’auteur » et trouve sa place dans la partie de l’oeuvre d’Hofer à laquelle s’applique cette étiquette. Elena Dagrada discute d’ailleurs du film en ces termes22. Toutefois, Weihnachtsglocken figure aussi dans l’histoire du cinéma allemand comme un exemple de premier plan du cinéma de propagande de guerre, ce que l’on appelle les « mélodrames kitsch couleur gris-champ de bataille » dans lesquels un message idéologique donné se trouve imbriqué dans un récit familial – dans ce cas précis, le récit tourne autour de la collaboration entre classes et de l’effacement du statut social. L’histoire met en présence deux familles, l’une aisée avec de nombreux enfants, l’autre pauvre constituée d’une mère élevant seule son fils unique. C’est la veille de Noël et les deux mères attendent avec anxiété des nouvelles de leurs fils, tous deux envoyés au front. La fille aînée de la famille aisée réconforte la veuve modeste, et lui apportera plus tard l’heureuse nouvelle que les deux soldats rentrent chez eux pour Noël. La jeune femme et le fils de la veuve tombent amoureux sous le gui. Quant au frère de la jeune femme, à qui les autres soldats ont sauvé la vie, il joue les entremetteurs et intercède en faveur des amoureux auprès de son père. Il affirme à ce dernier que, face à un danger mortel, toute distinction de classe doit s’effacer, le veto paternel à une éventuelle mésalliance y compris. L’historien du cinéma allemand Helmut Korte interprète le film comme l’illustration directe de la très célèbre devise de l’empereur Guillaume II au tout début de la guerre, « von heute kenne ich keine Parteien mehr » (« de ce jour, je ne reconnais plus de partis »), qui appelait à l’unité nationale face à un ennemi commun23. Qui plus est, le message de réconciliation de classes que porte le film reflète l’optimisme du premier hiver de la guerre, lorsque chacun s’attendait à une fin imminente du conflit et à un retour victorieux des soldats allemands chez eux. La période de Noël semblait donc doublement propice à un tel effort de propagande, et les exploitants cherchant à attirer un public familial accueillaient favorablement des films à la tonalité positive. D’autres films furent réalisés en 1914 pour tirer parti de ce moment, notamment le Noël de Michel, le Rêve de Noël d’un réserviste, le Rêve de la veillée de Noël et la Veillée du jour de l’an dans les tranchées. Comme dans le cas de l’exploitation de Richard Wagner aux Pays-Bas, à laquelle j’ai fait allusion précédemment, nous trouvons ici les traces d’un genre constitué et motivé par le moment et la temporalité de l’exploitation : il s’agit d’un bon exemple du statut de « semi-fini », dans la mesure où l’« événement » désigne et redéfinit l’identité générique. Le genre se voit ici doublement déterminé : de façon interne par le référent autour duquel tourne le récit ; et de façon externe par les cycles économiques saisonniers de « l’institution cinéma » alors naissante24. Weihnachtsglocken se divise en trois actes de durées presque égales. La première partie expose les similarités et les différences entre les deux familles qui ont à célébrer Noël sans leurs fils respectifs. La deuxième partie, elle, met les deux familles en présence et prépare le moment où Hans et Lo vont tomber amoureux l’un de l’autre. Enfin, la troisième partie montre comment le fils vainc les doutes de son père au sujet de l’union de sa soeur avec son ami, ainsi que les obstacles que la timidité des deux amoureux dresse sur le chemin de leur bonheur final. De ce point de vue, les fils narratifs sont pleinement intégrés et l’on peut parler d’une histoire presque « classique » : la formation du couple comble symboliquement un double manque, celui des familles incomplètes et celui d’une nation potentiellement divisée en classes.

Mais qu’est-ce que le genre du film de propagande ? Il s’agit peut-être du genre par excellence, celui dont l’identité (et « l’intentionnalité ») sont définies par le producteur. Pourtant, il s’agit aussi du genre qui dépend le plus pour son succès de la façon dont il est construit et reçu par le spectateur. Deux types d’indices relatifs à l’identité générique semblent être enchâssés dans le film, qui peuvent aider à clarifier – sinon à classifier – les visées de Weihnachtsglocken. Le premier ensemble d’indices s’articule sur la vision et la composition de l’image. Hofer est un styliste, qui plus est doué d’un grand sens de la symétrie, ainsi que l’ont noté Elena Dagrada, Heide Schlüpmann et Yuri Tsivian. Cependant, il est un élément qui me semble plus crucial encore : en effet, le cinéaste intègre très consciemment toute une histoire d’instruments pré-cinématographiques de projection et de production d’images dans son film, notamment la lanterne magique (dans la façon dont il manie les inserts et les superpositions, par exemple), mais aussi les silhouettes et l’iconographie de Noël telles que son public les connaissait à travers les « vues », les cartes postales illustrées et d’autres objets populaires. Il maintient ainsi une certaine extériorité, jouant de fait avec la frontalité de façon particulièrement subtile. Une division presque « stéréoscopique » des plans de l’image est par exemple à l’oeuvre dans Weihnachtsglocken, notamment dans la scène où la famille se trouve enfin réunie, lorsque la jeune fille assise au piano à l’arrière-plan regarde droit dans la direction du spectateur ; ou encore dans celle, extraordinaire, où les petits regardent l’arbre de Noël en train d’être décoré à travers deux portes recouvertes de givre, portes qui s’ouvrent brusquement lorsque la jeune fille reçoit le télégramme annonçant l’arrivée imminente de son frère. Tout se passe comme si nous nous trouvions placés face à un de ces calendriers de Noël ou de l’Avent et recevions la permission d’ouvrir la dernière « fenêtre », celle qui révèle la splendeur de l’événement pris dans sa totalité. Ce motif de la fenêtre est répété plusieurs fois, enrichissant l’action de divisions spatiales qui thématisent la position du public comme regardant vers l’intérieur à partir de l’extérieur, où il se trouverait. Avec la progression de l’intrigue sentimentale, ces divisions se replient sur l’intérieur, amenant progressivement le spectateur dans l’espace des sentiments et de l’intimité croissante entre les amoureux.

Il est toutefois un autre ensemble d’indices, ou plutôt une autre dimension de l’activité spectatorielle se rapportant à la musique et à ses signifiants. Ce qui frappe tant dans Weihnachtsglocken est la façon dont le film met en place un certain nombre d’espaces sonores très distincts, à commencer par les cloches de l’église du titre et du premier plan. L’on passe alors à l’orgue à l’intérieur de l’église, qui est encore une fois divisée en deux, entre la tribune d’orgue en haut et l’espace de chant et de prière en bas. Lo, l’héroïne, fait figure de liaison entre ces deux espaces ; elle est aussi celle qui introduit un autre espace sonore, celui du piano à queue de la maison sur lequel elle accompagnera les chants de Noël. La structure narrative du film s’articule ainsi autour d’une série de répétitions, marquées par des chants et des intermèdes musicaux, où la musique d’église du début est reprise dans la musique chantée sous l’arbre de Noël, avant de se voir modulée en un menuet, lui-même préludant à quelque chose que nous ne verrons ni n’entendrons, mais qui fait naturellement « rime » avec le premier plan : le retour à l’église et les cloches carillonnant cette fois pour le mariage du couple.

Weihnachtsglocken pose ainsi la question de l’espace domestique et de l’espace public, du cinéma et de ce qui l’a précédé, d’un « cinéma d’attraction » et du cinéma classique de l’intégration narrative, tandis que le rôle diégétique de la musique y tourne autour de la notion de film comme représentation et comme événement. Il constitue la preuve par l’exemple du film comme produit semi-fini aussi pour ce qui concerne sa mission nationale et nationaliste, car Weihnachtsglocken ne peut atteindre son but idéologique que dans la mesure où il parvient à trouver un compromis entre différents espaces de représentation et de spectacle. Aussi, le film prend soin de différencier les personnages à l’écran et d’en redéfinir les rôles (dans la diégèse, ceux-ci se répartissent entre interprètes et auditoire selon qu’ils font de la musique ou l’écoutent), et procède de même entre l’écran et la salle (c’est-à-dire les interprètes à l’écran et les spectateurs dans la salle, peu à peu « attirés » dans l’action). La scène d’ouverture accomplit cette tâche à la perfection. La rhétorique de Noël en tant que rhétorique du foyer et de la famille se trouve élargie à la question de l’activité spectatorielle, avec ce qu’elle implique d’activité et de passivité. Le caractère d’événement du film est ainsi doublement imbriqué dans le saisonnier et dans l’actualité comme lieu et comme espace à la fois, chacun faisant en quelque sorte fonction de relais pour le public historique. Car si Lo est la maîtresse de cérémonie dans les première et deuxième parties, elle y devient aussi protagoniste de son propre drame amoureux. Par contre, dans la troisième et dernière partie, son frère la remplace en tant que narrateur et quitte son rôle de personnage pour se faire entremetteur, à la fois en dedans et en dehors de l’espace fictionnel : il fait ainsi le lien entre espace du personnage et espace du public.

L’élément crucial n’est donc ici pas simplement dans l’alternance entre espace public (l’orgue de l’église) et espace privé (le piano à la maison), mais aussi dans la manière dont le film ménage une place toute particulière à son public. Celui-ci se trouve à mi-chemin entre le statut de spectateur et celui de participant : tenu à une certaine distance par la frontalité de la mise en scène (qu’Hofer motive par une profusion d’allusions à tout un attirail d’objets liés à l’imagerie et à la production d’images de Noël), le public est dans le même temps attiré dans la fiction par la promesse constamment différée de signaux musicaux qui lui suggèrent à quel point il serait aisé de se joindre aux personnages, de chanter en choeur et d’appartenir à cette famille, communauté idéale à l’heure où la nation attend un dénouement heureux.

Longtemps, j’ai pensé que Weihnachtsglocken était accompagné de musique dans les cinémas où il était projeté, mais je n’en suis plus si sûr aujourd’hui ; je pencherais même pour la thèse opposée. Est-il envisageable que le cinéma muet ait dû, en un sens, ré-apprendre à « se taire » dans son évolution et sa transformation vers l’intériorisation, la narration invisible et le point de vue imaginaire du spectateur ? Ceci refléterait alors la lutte d’une partie de l’institution cinématographique en vue de ravir à une autre – l’exploitation, ou plus précisément les différentes cultures de divertissement au sein desquelles l’image en mouvement avait au départ élu domicile – son pouvoir de contrôle. Ce domicile, où les sons proliféraient et qui ressemblait peut-être à la cacophonie qu’a évoquée Rick Altman, se caractérisait par un degré élevé d’instabilité et de fragilité génériques, tant et si bien qu’il est possible que, dans des cas limites, chaque représentation et chaque programme de films courts aient altéré voire transfiguré l’identité générique de la représentation visuelle, même la moins ambiguë iconographiquement. Le caractère semi-fini de Weihnachtsglocken ne « manquerait » alors pas de son, bien au contraire. La musique y est moins un élément oral que sémantique, et a pour fonction de donner forme au récit et de le développer, mais presque à la condition d’évacuer physiquement l’espace de la salle. Elle devient à la place la musique que nous « voyons » dans le film et qu’ainsi nous imaginons entendre, tout en identifiant cognitivement sa fonction structurelle qui est d’amener l’histoire vers sa résolution en passant d’un genre musical à un autre, du chant de Noël à l’hymne nuptial. Le « semi-fini » recoupe ici la division entre l’oeil et l’oreille de l’esprit.

Je suggérerais donc en guise d’hypothèse que l’histoire des pratiques sonore et musicale dans le cinéma des premiers temps doit en effet prendre en compte l’espace de la salle, mais dans la perspective de sa transformation (historique). L’issue de la lutte de pouvoir entre exploitant et producteur n’a donc pas pour seule conséquence ce qu’Altman dénomme « l’homogénéité de l’expérience audiovisuelle ». Elle crée également ce nouvel espace « silencieux » nécessaire à la localisation du spectateur « dans » le film, non seulement en élaborant un champ visuel imaginaire, mais encore en concevant les moyens par lesquels l’espace sonore peut être lui aussi perçu comme un espace imaginaire au sein de la représentation, et de ce fait structurer l’espace mental et émotionnel du spectateur. Le film d’Hofer constituerait alors un exemple dans lequel, en dépit de l’absence de montage subjectif et de la prévalence de plans-tableaux typiquement européens, un nouveau type de perspectivisme sonore émergerait – une fois le son délivré des aléas propres au type d’accompagnement musical ou sonore qu’un exploitant aurait choisi de fournir.

J’aborde ma conclusion conscient d’avoir peut-être cédé à l’exagération, ce à des fins polémiques, en exposant ma thèse d’un cinéma allemand des premiers temps ayant dû « se taire » dans les années dix avant de pouvoir devenir le cinéma « muet » des années vingt, puis le cinéma « sonore » des années trente. Ma suggestion selon laquelle le son ne pouvait être réintroduit qu’à partir du moment où il se trouvait économiquement, technologiquement et sémantiquement sous le contrôle de la filière production de l’institution cinématographique, s’appuie pour l’heure sur de trop nombreuses déductions, faites à partir d’un échantillon de documents trop limité, pour mériter le statut d’hypothèse (sans même parler de faits historiques avérés). Il existe d’immenses variations entre pratiques régionales et nationales pour ce qui est du son et de l’accompagnement musical dans les années dix, pour lesquelles nous sommes toujours au stade de la recherche de documents. La lutte de pouvoir que je viens d’évoquer est presque aussi vieille que le cinéma lui-même, surtout en Allemagne où les expérimentations et les applications de Messter devaient décidément beaucoup au producteur. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles elles ne furent qu’en partie couronnées de succès, venant trop tôt, à un moment où l’équilibre des forces en présence l’empêchait encore d’imposer un de ses systèmes comme le standard auquel auraient dû se plier les exploitants.

Pour revenir à notre étude de cas de Weihnachtsglocken, si son appartenance à l’un des genres musicaux faisait en effet sens, au vu du film en tant que texte, sa précédente identité générique (« propagande de guerre ») s’en trouverait-elle annulée ? Loin s’en faut : le premier constitue au contraire la condition préalable au développement du second, ce qui prouve une fois encore que, lorsque l’on aborde la question des genres, la notion d’intermédialité n’est pas nécessairement la plus utile. En effet, le genre du film de propagande de guerre est en définitive très clairement rétrospectif, ainsi que l’a été le film noir : ce n’est pas un genre par lequel l’institution et ses publics « communiquent ». De fait, l’étiquette générique « propagande » n’a de sens qu’une fois compris ce qui a fait l’efficacité de sa rhétorique, et pour qui et pour quoi cette propagande a été conçue. Comme j’ai tenté de le montrer, en marge comme au sein du récit habituel de mélodrame et d’opérette (des familles incomplètes de milieux sociaux différents se retrouvant par la formation d’un couple d’amoureux), Weihnachtsglocken propose – grâce à ses instruments muets et ses mélodies virtuelles – la mise en scène ou la représentation d’une communauté imaginaire de spectateurs de cinéma. Unis par une culture et un patrimoine musicaux communs, tout à la fois religieux et séculiers, liturgiques et profanes, ces spectateurs partagent une identité proleptique : ils sont le peuple allemand, à un moment d’espoir et d’anxiété mêlés. Il nous est possible de spéculer sur la rupture ou non de cet équilibre précaire avec la fin de la guerre, et pas seulement à l’écran, cette fusion de communauté imaginaire et de salle imaginée ne s’adressant alors plus à la nation, mais simplement à « des publics ». De même, le délicat silence des sons – littéralement – inouïs de Franz Hofer a vraisemblablement volé en éclats lorsqu’est arrivé 191825.

De ce point de vue, Weihnachtsglocken appartient en effet à une période de transition. Il comporte les inscriptions d’une activité spectatorielle qui serait propre au type de site d’exploitation, au lieu où celui-ci se trouve, et à une programmation saisonnière, mais témoigne aussi de l’évolution vers une forme dans laquelle les « sons des films muets », loin d’un fracas sonore, allaient produire un « appel des sons ». En d’autres mots, sollicitant davantage l’oeil de l’esprit que l’oreille corporelle, ils allaient aider à faire d’un public de spectateurs chahuteurs une communauté nationale disciplinée face à l’écran. Si le film contribua à la propagande du Kaiser, il en fit tout autant en faveur du cinéma. N’est-ce pas en effet le cinéma lui-même qui, émergeant victorieux, et avec plus de raison (et d’instinct de survie) que le Kaiser, aurait pu en reprendre à son compte les fameuses paroles : « Von heute kenne ich keine Parteien mehr » (de ce jour, je ne reconnais plus de partis), seulement des spectateurs et des consommateurs ?

Traduit de l’anglais par Franck Le Gac.

Notes

1

Une première version de cet article est parue sous le titre « Sounds Beguiling : Franz Hofer’s Weihnachtsglocken and the Transformations of Music Genres in Early German Cinema », dans Leonardo Quaresima, Alessandra Raengo, Laura Vichi (a cura di), La nascita dei generi cinematografici. Atti del V convegno internazionale di studi sul cinema, Udine, 26-28 marzo 1998, Forum, Udine, 1999, pp. 391-406.

2

Robert C. Allen, Vaudeville and Film 1895-1915 : A Study in Media Interaction, New York, Arno Press, 1980 ; Charles Musser, The Emergence of Cinema I : The American Screen to 1907, New York, Scribner, 1991, et Before the Nickelodeon, Los Angeles, University of California Press, 1991.

3

Je me contenterai de rappeler ici les études de Yuri Tsivian sur les publics russes dans les années 1910, Early Cinema in Russia and its Cultural Reception, Londres, Routledge, 1994 ; de Miriam Hansen, Babel and Babylon : Spectatorship in American Silent Film, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1991 ; et les chapitres consacrés aux publics et au spectacle cinématographique en France dans l’ouvrage de Richard Abel, The Ciné Goes to Town : French Cinema 1896-1914, Los Angeles, University of California Press, 1994.

4

Pour des comptes rendus succincts de la théorie des genres, se référer à Steven Neale, Genre, Londres, British Film Institute, 1980 ; Rick Altman, « An Introduction to the Theory of Genre Analysis », The American Film Musical, New York, Knopf, 1992 ; et Francesco Casetti, « Les Genres cinématographiques », Ça cinéma nº18, 1980, pp. 37-43.

5

Sur le mélodrame, voir C. Gledhill (dir.), Home Is Where the Heart Is, Londres, British Film Institute, 1992 ; sur le film noir, consulter le numéro spécial de la revue Iris, « Précurseurs européens du film noir », Paris, Université de Paris III-Sorbonne Nouvelle, Iowa City, University of Iowa, nº21, printemps 1996.

6

Steve Neale, Genre, Londres, British Film Institute, 1980.

7

Cf. Lotte Eisner, l’Écran démoniaque, Paris, A. Bonne, 1952, Ramsay, 1990 ; pour une lecture historique du fantastique en tant que genre, voir Thomas Elsaesser, « Social Mobility and the Fantastic », dans James Donald (dir.), Fantasy and the Cinema, Londres, Routledge, 1989, pp. 23-38.

8

Voir Roger Odin, Cinéma et production de sens, Paris, Armand Colin, 1990. L’auteur se réfère aussi aux essais d’Odin dans Warren Buckland (dir.), The Film Spectator : From Sign to Mind, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1994.

9

Francesco Casetti, « Filmgenres, Verständigungsvorgänge und kommunikativer Vertrag », dans Montage A/V : Zeitschrift für Theorie und Geschichte audiovisueller Kommunikation, vol. 10, nº2, 2001, pp. 155-173.

10

Charles Musser, « The Travel Genre in 1903-1904 », dans T. Elsaesser (dir.), Early Cinema – Space Frame Narrative, Londres, British Film Institute, 1990, pp. 123-132.

11

Richard Abel a suggéré d’autres intertextes à ce fameux film, complétant et compliquant à la fois l’argument de Musser.

12

Ennio Simeon, « Giuseppe Becce and Richard Wagner: Paradoxes of the First German Film Score », dans Thomas Elsaesser (dir.), A Second Life : German Cinema’s First Decades, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1996, pp. 219-224. Voir aussi les matériaux promotionnels sur le film conservés au Nederlands Film Museum à Amsterdam, ainsi qu’Ivo Bloom, « Filmvertrieb in Europa 1910-1915 », dans Kintop nº3, 1994 (numéro spécial consacré à Oskar Messter), pp. 73-92.

13

Charles Musser et Carole Nelson, High-class Moving Pictures: Lyman Howe and the Forgotten Era of Travelling Exhibition, Princeton, Princeton University Press, 1991.

14

Le terme « semi-fini » vient de l’allemand Halbfertigprodukt qui s’emploie habituellement en référence aux biens manufacturés envoyés un peu partout dans le monde pour être assemblés ailleurs qu’à l’endroit où ils ont été conçus ou que sur les marchés auxquels ces biens sont destinés. Karel Dibbets y a recours dans un sens semblable au mien dans Sprekende films, Amsterdam, Otto Cramwinckel, 1995.

15

Voir Charles Musser, « The Nickelodeon Era Begins », dans T. Elsaesser (dir.), Early Cinema: Space Frame Narrative, Londres, British Film Institute, 1990, pp. 256-273.

16

Mentionné dans Wolfgang Mühl-Benninghaus, « Newsreel Images of the Military and War », dans T. Elsaesser (dir.), A Second Life : German Cinema’s First Decades, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1996, pp. 180-181.

17

Sur les deux derniers, voir Ennio Simeon, « Messter und die Musik des frühen Kinos », dans M. Loiperdinger (dir.), Oskar Messter Filmpionier der Kaiserzeit, Francfort-sur-le-Main, Stroemfled, 1994, pp. 135-148 ; et Alison MacMahan, Alice Guy Blaché : Lost Visionary of the Cinema, New-York / London, Continuum, 2002.

18

Ce résumé emprunte à « The Silence of the Silents » de Rick Altman, discuté plus loin.

19

Rick Altman, « The Silence of the Silents », dans The Musical Quarterly, vol. 80, no 4, 1997, p. 690.

20

« Une chose dont je suis à peu près sûr est que ces films musicaux racontent en général des histoires très simples et assez connues parce que ce n’est pas la narration qui fait leur attrait (ils sont très peu classiques de ce point de vue), mais le lien qu’ils établissent entre images muettes et son direct. Comme les Tonbilder avant eux (surtout ceux de Messter), ils tirent leurs histoires de l’opéra, de l’opérette, du folklore, d’anecdotes célèbres – il ne s’agit presque jamais de matériau narratif original. » Malte Hagener, maître assistant au Département d’Études des Médias à la Friedrich-Schiller-Universität de Jena, correspondance avec l’auteur.

21

Voir par exemple Michael Vedel, Max Mack, Berlin, Freunde der deutschen Kinemathek, 1997.

22

Elena Dagrada, « Un magico guardone alla corte di Guglielmo II », Immagine (nuove serie), no 17, 1991, pp. 23-30.

23

Voir Werner Faulstich et Helmut Korte (dir.), Fischer Filmgeschichte, Band 1, 1885-1924, Francfort-sur-le- Main, Fisher-Taschenbuch-Verlag, 1994, pp. 306-311.

24

À ma connaissance, rien n’a été publié sur le genre du film de Noël dans une perspective internationale. Il existait pourtant dans chaque pays des films de Noël typiques. Ainsi, Richard Abel en a évoqué un produit par Pathé dans sa communication à la conférence « 1895 » de Bradford, et Charles Musser mentionne dans son travail un certain nombre de films de Noël, Night Before Christmas d’Edwin S. Porter, par exemple. Musser souligne également que la connaissance du public était cruciale pour les films basés sur des chansons connues : c’était le cas de Waiting at the Church de Porter – encore lui –, dont le récit à la fois paraphrase et se pose en contrepoint aux paroles de la chanson. Voir « The Nickelodeon Era Begins », dans T. Elsaesser (dir.), Early Cinema: Space Frame Narrative, Londres, British Film Institute, 1990, p. 258.

25

L’histoire des sons dans les films muets ne s’arrête pourtant pas ici. Lorsque l’on examine les années vingt en Allemagne, l’on constate que la naissance de l’un des genres les plus populaires, le film historique, est intimement liée à l’occultation de sa source musicale. Combien d’histoires du cinéma ne l’ont-elles pas oublié avant que Barry Salt ne nous le rappelle : Madame Dubarry d’Ernst Lubitsch est l’adaptation d’une opérette, tout comme nombre de films notoires de Fredericus Rex, de Die Tänzerin Barberina à Das Flötenkonzert von Sanssouci, ont été des opérettes à succès avant de devenir des films de propagande nationale. Tout se passe comme si, du moins en Allemagne, la « naissance » de certains genres en tant que véritables genres cinématographiques et en tant que genres typiquement nationaux emportait avec elle un acte sacrificiel – le sacrifice de la musique – dans ce qui ressemble à une lutte pour la suprématie très vive, voire fatale. Voir aussi Michael Wedel, « Schizophrene Technik, sinnliches Glück », dans H.M. Bock et Katja Uhlenbrok (dir.), Operettenfilm – Filmoperette, Munich, edition text + kritik, 1998.