Introduction
Le titre de cette contribution est tiré de Chronik der Gefühle (Chronique des sentiments)2 et a une signification particulière. Il fait entre autres référence à ma présence en tant que conférencier invité pour ouvrir le colloque liégeois « Lecteurs/spectateurs d’Alexander Kluge » en décembre 2013 – cette présence était un peu accidentelle. En effet, j’ai arrêté de suivre sérieusement le travail d’Alexander Kluge au milieu des années 1980, quand Kluge a cessé de faire des films. Vivant en Grande-Bretagne puis aux Pays-Bas, il m’était difficile de suivre la production télévisuelle de Kluge, qui a été prédominante ces dernières décennies. Seuls quelques textes sont parus ça et là : j’ai écrit un article pour Trafic en 1999 (dont une version a été publiée ultérieurement dans The German Cinema Book3, édité par Tim Bergfelder, Erica Carter et Deniz Göktürk) ; plus récemment, dans German Cinema – Terror and Trauma. Cultural Memory since 19454, Kluge joue une fois de plus un rôle central, comme je vais tenter de le démontrer. Le fait que je parle de Kluge en 2013 comportait donc un certain décalage temporel, notamment parce que German Cinema lui-même a paru avec un retard d’environ dix ans, ce qui implique qu’une série de hasards a rétrospectivement gagné une certaine cohérence, et le décalage temporel est l’un des principaux sujets de ma présente contribution.
En même temps, ce décalage temporel est une occasion bienvenue. En effet, l’invitation à participer au colloque de 2013 m’a poussé à m’intéresser au travail de Kluge disponible sur DVD, comme par exemple Früchte des Vertrauens, sur la récente crise financière, ou Nachrichten aus der ideologischen Antike. Marx – Eisenstein – Das Kapital, sur la tentative impossible de filmer Le Capital, c’est-à-dire la possibilité de sauver le noyau du marxisme pour le XXIe siècle. Néanmoins, je souhaiterais ici aborder Nachrichten aus der ideologischen Antike à travers un prisme plus général, afin de considérer le travail de Kluge au XXIe siècle et pour le XXIe siècle, plutôt que de le confiner à son rôle de « père du Nouveau cinéma allemand ». Donner une conférence sur Kluge à Liège implique de le placer dans une perspective européenne plutôt que de le considérer uniquement comme un personnage clé de la Vergangenheitsbewältigung allemande, cette fameuse tentative de « surmonter le passé nazi » qui a tant dominé la politique et la culture allemandes de la seconde moitié du XXe siècle, même après la réunification en 1990. Et pourtant c’est là que je dois commencer.
Mon titre a également une signification particulière parce que je l’ai déjà utilisé une fois, pour une conférence sur W. G. Sebald, un homme qui a été mon ami et collègue pendant vingt ans à la University of East Anglia entre 1972 et 1992. En décembre 2011, à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, j’ai enfin mis des mots sur des sentiments complexes et des pensées conflictuelles par rapport à ma relation à Sebald, et j’ai choisi cette citation comme titre parce que juste avant sa mort brutale et inattendue, nous avons parlé d’Alexander Kluge : je lui avais envoyé mon article de Trafic parce qu’il voulait faire un travail plus précis sur Kluge ; étant très mécontent de la réception de son Luftkrieg und Literatur, il se demandait si nous ne pourrions pas travailler ensemble. C’est ainsi que Kluge est devenu pour moi une sorte de figure emblématique de notre ré-union tardive autour d’un auteur que nous admirions tous les deux, mais aussi de collaborations ratées en raison d’un accident qui a changé rétrospectivement ce que Sebald avait signifié pour moi et qui a laissé à jamais ouverte la possibilité de ce que nous aurions pu faire ensemble.
Kluge et l’acte manqué
Kluge joue un rôle central dans mon livre sur la mémoire culturelle parce que ses films – en particulier In Gefahr und größter Not bringt der Mittelweg den Tod, Der starke Ferdinand, Die Patriotin, Die Macht der Gefühle, Der Angriff der Gegenwart auf die übrige Zeit – m’ont fourni des illustrations du concept théorique que j’utilise pour analyser le travail de mémoire de l’Allemagne. Ce travail de mémoire est souvent comparé (également par moi-même dans les années 1980) à un processus de deuil, depuis le livre d’Alexander Mitscherlich Die Unfähigkeit zu trauern5. En 2000, j’ai commencé à analyser cette notion de Vergangenheitsbewältigung, que j’appelle maintenant « gestion de la culpabilité », à l’aide d’un concept freudien différent : celui de l’acte manqué. En allemand, le composé Fehlleistung est contradictoire parce que fehl signifie raté ou absent et Leistung performance. Ainsi, il me permet de distinguer deux sens : performance ratée et performance d’un échec. La performance ratée s’applique à de nombreux éléments de la vie publique en RFA entre 1945 et 1990, où ont eu lieu d’innombrables éclats publics, dérapages politiques et scandales littéraires, en liaison avec des expressions comme « nuit de cristal » ou « grâce de la naissance tardive » et des noms comme Helmut Kohl, Philipp Jenninger, Martin Walser, Ignatz Bubis, Marcel Reich-Ranicki, Jürgen Möllemann, Michel Friedmann et bien d’autres encore. Ces gaffes politiques remontent en réalité à la fin des années 1940 et se produisent principalement aux alentours de dates commémoratives comme le 5 mai ou le 9 novembre. Par exemple, le 5 mai 1949, l’ambassadeur de l’Allemagne en Union soviétique a causé un incident diplomatique en refusant de reconnaître que l’Allemagne avait été « libérée » par les forces alliées et en insistant sur le fait que le pays avait été forcé de « capituler ».
À ces performances ratées de personnalités publiques, principalement sur des lieux de mémoire et lors d’événements commémoratifs, j’oppose les moments où je vois la nécessaire ou involontaire performance d’un échec dans les films d’Alexander Kluge, mais aussi de Werner Herzog, Rainer Werner Fassbinder et même Harun Farocki, ou encore Herbert Achternbusch et Konrad Wolf. Je cite un passage du chapitre de mon livre consacré au concept d’acte manqué :
[C’est la] conséquence d’une distorsion entre la partie du corps social qui perçoit, celle qui ressent et celle qui agit dans une situation tendue sur le plan émotionnel ou idéologique. Ainsi, cela renvoie aux crises de l’action non seulement individuelle, mais aussi collective. En mettant en évidence un surplus communicatif dans des situations aussi tendues, […] l’acte manqué est particulièrement pertinent pour l’Allemagne, mais il s’applique également à des conflits internes ailleurs. [En d’autres termes], il connote une action bloquée et fracturée, il met l’activisme sens dessus dessous, il peut être à la fois tragique et tragi-comique, il a lieu dans des conditions historiques spécifiques, mais aussi dans des conditions technologiques spécifiques, et est grandement facilité par la formation de la mémoire moderne des médias et l’interaction imprévisible des images et des sons. C’est peut-être une évidence de dire par exemple que les films d’Alexander Kluge ou de Herbert Achternbusch tournent autour de troubles de la coordination sensorimotrice, c’est-à-dire des écueils de l’action et de l’intentionnalité humaines. Mais en reliant les corps de leurs protagonistes et les pathologies individuelles aux impasses émotionnelles et éthiques de l’après-guerre allemande, le concept d’acte manqué donne au discours un peu trop souvent invoqué du traumatisme national ou générationnel à la fois une spécificité et une singularité que, selon moi, seul le cinéma peut fournir.6
Gestion de la culpabilité : mélodrame versus acte manqué
Ainsi, le concept d’acte manqué n’est pas seulement une suggestion de ma part de repenser les concepts de « deuil », de « retour du refoulé » ou même de « traumatisme » – les trois tropes ou clichés les plus souvent évoqués quand il est question de la Shoah ou de l’Holocauste. En essayant, dans German Cinema – Terror and Trauma, de les reformuler et de les situer dans le nouveau contexte de l’acte manqué, je veux également suggérer quelque chose qui est particulier au cinéma. Ce que j’appelle « poétique de l’acte manqué », défini dans mon livre à travers une série d’études et d’exemples et caractérisé par des stratégies sonores, visuelles et narratives, peut être opposé aux ressources stylistiques du mélodrame, en particulier quand le mélodrame est le genre privilégié pour traiter des thèmes du passé nazi, comme par exemple dans Rosenstraße de Margarethe von Trotta, Der neunte Tag de Schlöndorff ou Aimée & Jaguar de Max Färberböck – pour ne citer que trois films de reconstruction historique qui tentent de trouver des histoires dramatiques et une narration qui crée une sorte de cadre de justice et d’équivalence en rassemblant victimes et coupables, sans explicitement transformer les coupables en victimes, mais en présentant néanmoins les deux côtés comme fragiles sur le plan émotionnel et/ou moral. Leurs histoires comportent des flashbacks et des secrets de famille, des fausses identités et des minorités faisant l’objet de discriminations, des rencontres inattendues et des coïncidences étranges. Leur centre d’identification et de compassion est généralement la souffrance de femmes (suscitant la compassion au-delà des différences d’ethnie, de croyance ou d’orientation sexuelle) ou le personnage du bon Allemand, qui, à la fin, se comporte décemment, au beau milieu de la barbarie.
Les films de Kluge, avec leur poétique de l’acte manqué, vont dans l’autre direction. Ils mélangent ces catégories, de sorte que les bons Allemands, comme Ferdinand Rieche (protagoniste de Der starke Ferdinand), sont leur propre pire ennemi ; les coïncidences apparaissent comme absurdes plutôt que porteuses de sens ; au lieu de flashbacks, il utilise le ralenti ou l’ultra accéléré (time-lapse) ; les parallèles sont étranges parce qu’ils révèlent des connections et des liens généralement tabous ; et il y a une multitude de paradoxes : par exemple de mauvaises intentions qui produisent de bons résultats, comme l’épisode, dans Die Macht der Gefühle, où un viol « sauve » une femme du suicide. En d’autres termes, et de manière générale, Kluge essaye d’être aussi politiquement incorrect que possible, ce qui est une autre manière de définir l’acte manqué. Finalement, là où le mode mélodramatique a pour but de cacher les coïncidences produites par le récit en leur donnant une certaine forme de motivation et de plausibilité, la technique du montage de Kluge accentue l’intervention intentionnelle ou capricieuse d’un deus ex machina, laisse délibérément des trous ou attribue aux actions de ses personnages des motivations qui semblent banales ou insignifiantes.
Néanmoins, c’est plus qu’une simple provocation ou un jeu moderne/postmoderne sur les formes, qui rend la narration étrange et brise sa linéarité pour démontrer ses références avant-gardistes. Au contraire, Kluge semble obsédé par des histoires qui demandent à être racontées, des sentiments à être exprimés, des situations humaines à être expliquées, sans que cela soit possible. C’est précisément ce dilemme qui l’oblige à inventer ce que j’appelle une poétique de l’acte manqué. Comme de nombreuses personnes de sa génération (et de la génération suivante, née une dizaine d’années plus tard), il avait besoin d’expliquer au monde mais aussi de s’expliquer à lui-même comment on avait pu en venir au national-socialisme et à l’Holocauste. Était-ce un accident de l’histoire ou quelque chose de profondément ancré dans l’identité allemande ? Était-ce la similarité même entre juifs allemands et chrétiens allemands qui avait provoqué ce ressentiment et cette haine ? D’où venait cette terrible indifférence face au destin des juifs ? Était-ce juste une illustration parmi d’autres de la schizophrénie allemande, capable de transformer l’auto-agression en forme extrêmement brutale d’agression contre autrui ? À cet égard, tous les films de Kluge sont des puzzles d’images dans lesquels la richesse de références, le savoir encyclopédique et les détails ésotériques (on ne sait jamais vraiment s’ils sont réels ou si Kluge les a inventés) sont autant de poudre jetée aux yeux du spectateur pour l’éblouir, mais aussi pour l’abasourdir et le troubler en lui faisant perdre le fil et en le lançant sur une fausse piste.
Par conséquent, je dirais que la poétique de Kluge est également une tentative de trouver des formes littéraires et cinématographiques permettant de faire un deuil – pas uniquement le deuil des victimes des atrocités allemandes, mais aussi le deuil des civils allemands morts dans les bombardements à Dresde et à Hambourg (le genre de catastrophe dont le jeune Kluge a été témoin lorsque Halberstadt, sa ville natale, a été détruite par le feu en avril 1945) – et de se souvenir des centaines de milliers de jeunes soldats tombés au front. Comme on le sait, ces derniers n’ont pas pu être pleurés en Allemagne, du moins pas sur la scène publique et pas non plus dans la littérature, raison pour laquelle Sebald a déclenché une telle controverse quand, dans Luftkrieg und Literatur, il semblait suggérer que la littérature ouest-allemande avait abandonné ses lecteurs (et l’histoire) en n’écrivant pas sur les victimes des bombardements aériens. C’est pourquoi Im Krebsgang de Günter Grass (sur le torpillage du Gustloff) semblait aussi problématique, c’est pourquoi Der Brand de Jörg Friedrich a été accusé d’avoir encouragé les Allemands à se considérer eux aussi comme des victimes de l’histoire, et c’est pourquoi ces mêmes Allemands ne parviennent à ressentir de l’empathie pour les victimes du nazisme qu’en tant que communauté de victimes.
Il serait intéressant de comparer la poétique de Kluge avec celle de Grass, dont le roman a une intrigue certes un peu forcée mais très complexe, en plusieurs couches, tentant d’éviter à la fois le mélodrame et les narrations linéaires qui promettent équilibre, équivalence et conclusion, et de comparer Kluge et Grass avec Luftkrieg de Sebald d’une part et Der Brand de Friedrich de l’autre. Ce dernier est proche du mélodrame et semble n’avoir aucun scrupule à appeler le bombardement de Dresde un « Holocauste ». Friedrich sélectionne des photographies de corps carbonisés à Dresde qui font penser aux corps décharnés empilés comme des bûches de bois que nous connaissons des photos prises dans les camps de concentration en 1945 par les forces américaines et britanniques et les troupes soviétiques. C’est comme si l’on faisait un bilan comparatif de « leurs victimes » et de « nos victimes », quelque chose qui était inadmissible auparavant et qui par conséquent brise un tabou. Avec Friedrich, on ne peut pas vraiment dire s’il s’agit de « performance ratée » (sur le mode du mélodrame) ou de « performance de l’échec » (sur le mode de l’acte manqué).
Je pourrais ajouter que la relation de Kluge au mélodrame est probablement un des aspects les moins étudiés/appréciés de son oeuvre, en particulier par rapport aux temporalités qu’elle implique. Pour des raisons heuristiques, j’oppose le mode klugien au mode mélodramatique de von Trotta, suggérant que le premier est plus stimulant sur le plan stylistique et plus utile sur le plan politique. Je me dois néanmoins de souligner qu’il s’agit là des deux faces d’une même médaille en ce qu’elles sont deux façons de gérer la culpabilité. Toutes deux essayent de gérer l’équivalence et l’équilibre (et donc finalement des questions de justice et de châtiment, d’égalité et de compensation) dans des conditions totalement asymétriques et abordent des situations humaines incommensurables. Il y a un aspect important du mélodrame, la question du timing, du moment choisi (et parfois mal choisi), et par extension la question de l’expression de la temporalité du regret – ce qui vient « trop tard » – que Kluge partage avec d’autres metteurs en scène allemands, notamment Fassbinder, qui est bien sûr habituellement associé au mélodrame. Kluge, néanmoins, sape le pathos et génère des contradictions et des irrationalités par le biais du montage ; Fassbinder pousse le mélodrame jusqu’au point où celui-ci met à nu ses propres impossibilités. Le problème avec certains exemples de mélodrame que je cite est qu’ils pensent en fait parvenir à atteindre l’équilibre et à figurer un aboutissement, sans montrer l’excès ou le reste non assimilable que Fassbinder et Kluge maintiennent dans leurs films.
Ailleurs, j’applique également cette opposition entre mélodrame et acte manqué au cinéma américain, en particulier dans des films qui traitent de la question de la race, même s’ils n’ont pas l’air d’être des films sur cette question, comme Back to the Future (Robert Zemeckis, 1985), mais aussi Forrest Gump (R. Zemeckis, 1994) et Pulp Fiction (Quentin Tarentino, 1994). J’utilise la distinction entre performance ratée et performance de l’échec pour les représentations hollywoodiennes de la guerre, notamment la Seconde Guerre mondiale dans Saving Private Ryan (Steven Spielberg, 1998) et la dite « guerre contre le terrorisme » dans The Hurt Locker (Kathryn Bigelow, 2009) et Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2012). À côté de Helmut Kohl, George W. Bush est le personnage public qui a produit les actes manqués les plus significatifs, pour lesquels la presse a d’ailleurs créé le terme « bushismes ». Après la capture de Saddam Hussein, par exemple, Bush a déclaré devant les caméras de télévision : « J’ai un message pour le peuple américain : vous n’aurez plus jamais à craindre le pouvoir de Saddam Hussein » – son inconscient se rappelait-il peut-être que c’était en fait la CIA qui avait soutenu Saddam à l’origine ? Ou était-il tellement sûr de la victoire qu’il voyait déjà l’Irak comme faisant partie de l’Amérique ?
Après-coup et causalité rétroactive
En d’autres termes, je pense qu’identifier dans l’oeuvre de Kluge une poétique de l’acte manqué permet de prendre la mesure de sa méthode critique et de la manière selon laquelle elle se rapporte à ses thèmes politiques et à son programme historique. Dans sa relation avec la politique de l’acte manqué, c’est-à-dire de la commémoration publique et de la mémoire collective, il peut même être utile de contextualiser les multiples facettes de l’activité de Kluge, en tant que réalisateur, interviewer, écrivain, sociologue et théoricien critique, intervenant dans les champs de la littérature, de la philosophie, des arts visuels et du théâtre musical allemands, des formes artistiques où il a collaboré avec des metteurs en scène, des compositeurs, des chefs d’orchestre et des personnalités aussi imposantes que Heiner Müller et Gerhard Richter.
Mais comme suggéré plus haut, il peut également valoir la peine de regarder au-delà des frontières de l’Allemagne et d’évaluer la contribution de Kluge à des problématiques plus européennes, voire mondiales, telles qu’elles ressortent de ses ambitieux projets DVD, Früchte des Vertrauens et Nachrichten aus der ideologischen Antike. Inversement, je voudrais que le travail récent de Kluge m’aide à revoir mon propre appareil conceptuel. Pour ce faire, j’ai besoin d’étendre le sens de l’acte manqué au-delà de son emploi en tant qu’outil stylistique, en tant que technique littéraire et cinématographique qui clarifie et incorpore ce que les critiques appellent habituellement les associations sauvages et les effets de montage inattendus.
Un point de départ est pour moi une définition que Kluge a donnée de sa méthode en 1976, quand il parlait de créer des « grilles de cristal » (Kristallgitter), qu’il décrivait comme suit :
Je pense que la véritable qualité d’un auteur réside dans l’attention avec laquelle il sélectionne parmi la multitude de phénomènes sociaux une image qui fonctionne alors comme une grille de cristal. Autour de cette grille de cristal, de cette idée fixe de départ, se cristallise alors tout un réseau de connections.7
Ce qui m’intrigue dans cette remarque de 1976, c’est que Kluge parle de l’inspiration artistique comme d’une idée fixe (et dans ma lecture, cela s’applique tout particulièrement à Kluge, avec sa fixation sur l’Allemagne et le traumatisme nazi). Mais il parle aussi du besoin de disperser ou de déguiser cette idée fixe à travers un réseau de relations qu’il appelle Zusammenhang (un mot qu’il utilise tout le temps), c’est-à-dire un réseau de connections, de choses qui vont ensemble. De plus, Kluge utilise le mot Gitter, qui peut également désigner des barreaux de prison, ce qui fait référence au fait qu’on peut être prisonnier de sa propre idée fixe. Kluge renvoie aussi à l’image du cristal, suggérant une connexion avec l’image dialectique de Walter Benjamin. Aujourd’hui, l’image du cristal est plus volontiers associée à Gilles Deleuze et au cinéma moderne, c’est-à-dire à l’image-temps, avec sa structure de cristal. En outre, la connectivité dispersée de la grille de cristal rappelle également la figure du rhizome chez Deleuze et Guattari, dont Kluge fait parler le philosophe des médias Joseph Vogl dans un segment de Nachrichten aus der ideologischen Antike. Vogl définit le rhizome comme un labyrinthe sans début ni fin et comme une structure souterraine, close et cachée, mais aussi qui prolifère et est capable de créer de nouvelles connections.
Sebald, dans sa remarque sur Kluge, avait déjà évoqué Benjamin et cité le célèbre passage de sa Neuvième thèse, sur l’Angelus Novus de Paul Klee, que Benjamin appelle l’Ange de l’Histoire, qui a
le visage tourné vers le passé. Où se représente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.8
Il est probable que Sebald projette tout autant ses propres pensées sur l’histoire et la catastrophe lorsqu’il commente la notion de l’histoire et du progrès chez Kluge. Mais il y a un passage dans Nachrichten aus der ideologischen Antike où Oskar Negt cite Benjamin citant Marx, sur la révolution comme locomotive de l’histoire, à quoi Benjamin répond que c’est peut-être tout à fait différent, que les révolutions sont plutôt les freins de secours de l’histoire. Et si l’histoire était le train fou qu’il faut arrêter, et que les révolutions devaient récupérer ce que ce train fou a renversé ?
La référence que fait Sebald à l’Ange de l’Histoire introduit néanmoins une idée-clé, celle de la rétroaction ou causalité rétroactive, qui était également implicite dans mon titre, dans la tournure « après coup » (im Nachhinein). Kluge ouvre plusieurs voies possibles sur les plans sémantique, éthique, spatial et temporel et certaines de ces connotations rejoignent le concept étendu d’acte manqué, lorsqu’on le considère comme un effet du « moment mal choisi » : une vérité désagréable censée rester cachée s’échappe au mauvais moment. Un exemple pourrait être Helmut Kohl qui, en 1998, faisant allusion aux querelles de l’époque entre son parti, la CDU, et le partenaire de coalition, les libéraux-démocrates du FDP, juste avant les élections qui ont mené Gerhard Schröder au pouvoir, a dit dans un discours : wir werden die Wahlen gewinnen, wenn wir pfleglich miteinander untergehen. Il voulait dire umgehen : « nous gagnerons les élections si nous restons ensemble » et au lieu de cela il a dit « nous gagnerons les élections si nous sombrons ensemble », anticipant correctement les résultats.
Mais l’acte manqué peut aussi être un événement purement fortuit et un fait contingent auquel nous attribuons un sens plus profond de façon rétrospective : quelque chose que nous faisons parce que, superstitieux, nous voulons croire en un bon présage, ou parce que nous aimons les théories du complot, que nous voyons confortées partout où nous posons le regard. Dans de tels cas, l’acte manqué et la rétroaction semblent aller de pair. Et en effet, mon titre désigne précisément la conjonction de la contingence et de la rétroaction.
La leçon est double. Premièrement, une telle rétroaction nous place également dans le mode grammatical du conditionnel et de l’optatif, de ce qui aurait pu et aurait dû être. Et la vision klugienne de l’histoire – telle que l’illustre le passage ci-dessus, sur la révolution comme frein de secours – est précisément celle-ci : une recherche incessante pour spéculer sur ou pour re-jouer ce qui aurait pu ou aurait dû être, qu’il appelle généralement utopie. L’idée de prendre la place d’Eisenstein et de faire le film que le réalisateur russe voulait faire mais n’a pas fait atteste ce besoin irrésistible de rembobiner l’histoire comme une bobine de film ou une cassette, puis de rejouer ou de remettre en scène quelque chose du passé, soit pour l’achever, soit pour lui donner une autre tournure.
Pourtant, c’est exactement ce que les films hollywoodiens sur les voyages dans le temps font, comme Back to the Future, Terminator (James Cameron, 1984), Source Code (Duncan Jones, 2011) ou la comédie romantique About Time (Richard Curtis, 2013). Et généralement il y a une raison très urgente de voyager dans le passé, que ce soit pour s’assurer que vos propres parents s’accouplent (comme dans Back to the Future), pour empêcher qu’une catastrophe n’anéantisse toute civilisation (comme dans Terminator) ou pour défaire un terrible accident/acte de terrorisme (comme dans Source Code). On peut certes se demander ce que Kluge peut bien avoir en commun avec Schwarzenegger, mais quand on y réfléchit, les voyages que Kluge effectue dans le temps jusqu’à Eisenstein en 1929, Stalingrad en 1943 et Halberstadt en 1945 n’ont-ils pas pour but d’explorer les possibilités imaginaires d’empêcher, de défaire, d’arrêter ou de détourner la locomotive folle qu’était l’histoire allemande ? Ici, le voyage dans le temps ne nous met pas seulement dans le mode conditionnel, mais aussi dans le mode éthique des regrets et des remords : si seulement cela avait pu être différent. Filmer Eisenstein en train de filmer Le Capital de Marx est donc une manière de continuer, dans la forme la plus indirecte possible, le travail de deuil sur l’histoire allemande, mais sur le mode de l’inversion et de la rétroaction. Si Kluge ne peut pas changer le passé allemand, il peut peut-être racheter un autre passé raté – l’idéal communiste – et le préserver pour un autre avenir. La récitation de passages (incompréhensibles) de Marx par les deux aspirants est-allemands à un poste d’officier dans Nachrichten aus der ideologischen Antike est comme la scène de Fahrenheit 451 de Truffaut où Oskar Werner apprend par coeur des livres qu’il craint de voir brûlés et donc perdus. Il reste pourtant une autre ambiguïté : comme Kluge ou son interlocuteur Dietmar Dath le répètent à plusieurs reprises, les trois quarts du Capital sont en fait écrits comme un hymne au capital plutôt que comme une critique du capitalisme, ce qui complique encore les notions de progrès et de révolution, à partir du moment où la révolution est redéfinie comme un phénomène qui préserve et conserve l’ordre existant plutôt que comme un phénomène qui le détruit et en construit un nouveau.
Je ne m’étendrai pas ici sur la question de savoir en quelle mesure cette réécriture de l’héritage de Marx est une mission de sauvetage ou s’il s’agit simplement de célébrer Marx pour mieux l’enterrer, au sens où le projet de Kluge est symptomatique d’un changement général de paradigme (du moins en Europe et en Occident) : le passage de l’économie à l’écologie, du progrès à la capacité de maintien sur le long terme, et de la politique à l’éthique. Früchte des Vertrauens peut être lu comme un effort sérieux et soutenu de Kluge de se débattre avec les implications de ce passage de l’économie à l’écologie et de passer des notions marxistes de lutte des classes à des notions presque tribales de confiance, à travers les dynamiques asymétriques mais interdépendantes de crédit et débit, pas uniquement au sens monétaire, mais presque comme une alternative au contrat social tel qu’on le connaît depuis Hobbes, Rousseau et Montesquieu.
La seconde leçon que je tire de la contingence et de la rétroaction est que cela aide à expliquer les nombreuses significations d’« antiquité » et les fonctions que cela peut avoir dans la mission de sauvetage de Kluge. Ici aussi, Kluge participe à un changement plus général de priorités, au niveau culturel et idéologique : le passage de l’histoire à l’archéologie, ou pour le dire autrement, il partage et montre les problèmes que pose l’obsession de notre culture pour le passé, la mémoire, la commémoration, mais aussi ceux soulevés par le rétro-chic, l’obsolescence, l’Ostalgie, la nostalgie, l’urban gardening, le recyclage etc. – autant de symptômes d’un sentiment de décalage temporel qu’il me semble justement possible (et nécessaire) d’expliquer grâce au concept d’acte manqué.
Kluge est obsédé par l’histoire, mais il a souvent traité l’histoire sur le mode de la science-fiction. À l’égard de son oeuvre cinématographique, il a utilisé des extraits du cinéma muet comme s’ils venaient d’une autre planète et d’une civilisation perdue, qui aurait seulement survécu à travers les fragments filmiques qu’il a déterrés ou découverts par hasard. L’impression de vie extraterrestre est renforcée par le fait que Kluge utilise souvent de tels fragments pour illustrer une phrase ou un fait qui semble n’avoir rien à voir avec les images que l’on voit à l’écran. Il y a un exemple dans la partie sur l’histoire de la bourgeoisie, quand une femme danse le foxtrot alors que le texte porte sur le roastbeef.
En bref, Kluge a trouvé une manière d’adopter une sorte de perspective extraterrestre à la fois sur le monde d’aujourd’hui et sur l’histoire. Cela m’a un jour conduit à me demander si son background, son orientation politique et le fardeau d’être Allemand à l’ombre du nazisme faisaient de Kluge un humaniste. Mais son tempérament et son intellect font de lui un post-humaniste9. Il n’est pas surprenant qu’il ne réconcilie pas l’humaniste et le post-humaniste à l’intérieur de lui-même (il se peut qu’il ne le souhaite même pas). Notamment parce qu’il sait qu’un point de vue extérieur aussi radical n’est, à proprement parler, ni possible sur le plan historique ni défendable sur le plan éthique, raison pour laquelle l’idée d’« antiquité » représente un compromis acceptable (et une alternative à l’authentique auteur de science-fiction). La notion d’« antiquité » peut être comprise de différentes manières : Kluge lui-même la tire d’une distinction qu’Eisenstein a apparemment faite entre « les films antiques qui considèrent une situation à partir de plusieurs perspectives, et les films modernes [c’est-à-dire les siens] qui adoptent une perspective unique et incluent plusieurs situations narratives. » Je ne peux pas dire que je comprenne tout à fait ce qu’Eisenstein veut dire par là. Même Kluge sent qu’il doit réinterpréter ce passage : alors qu’Hollywood raconte des histoires de manière linéaire, lui et Eisenstein choisiraient une dramaturgie dans laquelle un noyau est entouré de nombreuses narrations satellitaires – cela semble en effet être la structure selon laquelle Nachrichten aus der ideologischen Antike fonctionne.
Karl Marx utilisait lui aussi le mot « antiquité », et comme Fredric Jameson l’a démontré, ce qui fascinait Marx chez Aristote et les stoïciens, c’est que bien que nous soyons capables d’expliquer les principes de leur philosophie dans le cadre des relations sociales de leur époque, qui sont très éloignées des nôtres, leurs oeuvres ont gardé leur validité :
La théorie de la valeur de Prométhée et Aristote, les pensées d’Épicure et Hegel sur Homère. Et puis il y a la question sur laquelle la géniale ébauche d’introduction des Grundrisse de 1857 s’interrompt : la difficulté n’est pas de comprendre que l’art grec et la poésie épique sont liés à certaines formes de développement social. La difficulté est qu’ils nous procurent toujours un plaisir esthétique et sont considérés à certains égards comme un modèle standard et inaccessible.10
Il y a un troisième sens d’« antiquité ». Il provient de la question que Roger M. Buergel a posée en 2007 comme devise de la documenta 12, dont il a été le commissaire avec sa partenaire Ruth Noack : « La modernité est-elle notre antiquité? », c’est-à-dire, le modernisme est-il l’ultime horizon de l’art, tout ce que nous pouvons faire étant alors ré-écrire, se ré-approprier et ré-interpréter ce modernisme du XXe siècle ? Appliqué au projet de Kluge, cela voudrait dire que Le Capital (ou le capitalisme ?) de Marx est l’horizon ultime de notre pensée politique, le seul guide qui nous permette de comprendre ce que nous sommes et où nous nous trouvons. Parler d’« antiquité idéologique » impliquerait alors que nous avons besoin de ré-écrire, ré-interpréter et re-travailler cet héritage marxiste, le traitant comme une « nouvelle utopie » (nouvelle de nulle part = utopia) et le séparant de toutes les expériences sociales et politiques ratées qui ont été conduites en son nom au XXe siècle.
Il y a néanmoins encore une autre façon de comprendre « antiquité », que je voudrais aborder parce qu’elle se rapporte à la causalité rétroactive. Si l’antiquité, selon Marx, peut être comprise comme étant à la fois de son temps et intemporelle, alors c’est précisément sur la contradiction apparente ou le vide entre ces deux états temporels que nous devons nous concentrer. Nous pouvons le faire soit en utilisant le passé comme le calcul du risque futur, c’est-à-dire nous pouvons traiter le passé comme notre futur, déroulé à l’envers en quelque sorte, des effets aux causes que nous transformons en causes pour prédire certains effets. C’est ce que font les statisticiens quand ils rassemblent des données du passé pour en dégager des pronostics ou y détecter des modèles, mais c’est également une idée qui nous ramène à la locomotive de l’histoire qui a besoin de freins de secours : le passé comme matériau de « friction » sur lequel le futur doit travailler. Ce qui veut dire qu’on utilise le passé comme une façon de se projeter dans le futur par le biais d’une boucle, que j’appelle « boucle de décalage temporel ».
Ce que je veux dire par là est peut-être lié à ce que Jameson appelle « archéologies du futur », mais que je préciserais de la manière suivante : la boucle de décalage temporel implique un lien entre passé et présent qui ne suit plus la linéarité directe de cause à effet, ni même la succession généalogique des générations. Au lieu de cela, le présent identifie un certain passé auquel il attribue alors le pouvoir de façonner des aspects du futur qui constituent maintenant notre présent, ce qui donne au présent à la fois un but et une légitimité. De nouveau, on peut renvoyer à Walter Benjamin et à sa conception messianique de l’« à-présent » (Jetztzeit). Selon un commentateur, « [pour Benjamin] le passé est formé dans le présent […]. Il entre dans le discours de façon analeptique par rapport à un présent, et vu qu’il est lu à partir du point de vue du présent, il est proleptique également, en ce qu’il forme “le temps du maintenant”11 ». En d’autres termes, nous sommes dans la boucle de décalage temporel chaque fois que nous découvrons rétroactivement que le passé a été (sans le savoir) prophétique, du point de vue d’un problème particulier dans le présent immédiat12. Pourtant, chez Marx, c’est l’inverse, puisqu’il – ou du moins ses disciples – étai(en)t tellement convaincu(s) de connaître le futur et de savoir comment le provoquer, que nous devons maintenant découvrir l’antiquité de Marx, c’est-à-dire « re-découvrir » dans ses écrits les écarts existant entre « de son temps » et « intemporel ».
La causalité rétroactive ou la contingence comme nouvelle causalité
Bien sûr, de telles temporalités rétroactives font également partie d’un champ philosophique plus large, que je voudrais esquisser en guise de conclusion. Si la situation difficile propre à l’Allemagne et ses ramifications historiques mais aussi éthiques, dont Kluge se préoccupe, ont effectivement une pertinence plus large, liée d’une part à l’héritage fragile des Lumières (le plan « humaniste »), d’autre part au passage de l’économie à l’écologie, de la culture (sciences de l’homme) à l’évolution (sciences du vivant), il serait utile d’internationaliser le travail de Kluge, de lui donner un public plus varié, puisque, du moins dans le monde anglo-saxon, il est presque exclusivement traité comme un auteur « allemand », et comme un auteur plutôt excentrique de surcroît.
Leslie Adelson, professeur d’études allemandes à la Cornell University, a récemment donné une conférence à Amsterdam sur ce qu’elle a appelé « les liens étranges entre passé et futur » qu’elle analyse dans les textes de Kluge rassemblés sous le titre Tür an Tür mit einem anderen Leben (2006). Elle identifie là ce qu’elle appelle des « miniatures cosmiques » et des « miniatures mondiales » […] où « des histoires de Marx à Londres, des vestiges soviétiques à Stanford ou le cinéma dans la République populaire de Chine revisitent la signification des espoirs et horizons révolutionnaires après 1989. » Dans un article antérieur, j’ai essayé de comprendre cette « étrangeté » comme une spatialisation du temps :
La technique de montage de Kluge, avec ses associations vagues, contribue à suspendre les personnages entre différents registres temporels. Cela introduit la possibilité d’univers parallèles […] non pas comme trope de science-fiction, mais comme une question de perspective et de proportion, de taille et d’échelle : on ne peut pas échapper au monde, mais on peut réarranger ses composants. Par conséquent, les épineuses questions de l’action et de la responsabilité, du temps et de la causalité, [sont] traduites en relations spatiales, et l’histoire cesse d’être un ensemble d’événements et de leurs (con)séquences causales, pour devenir une question de distance et de proximité de forme et de relation – ce qui signifie également que la flèche du temps ne pointe plus uniquement dans une direction.13
Cette dernière phrase appelle un commentaire, qui permettra de donner une définition plus précise de la causalité rétroactive. Comme j’y ai fait allusion plus haut, la causalité rétroactive fait partie d’un riche champ sémantique qui inclut après-coup, décalage temporel, action différée, rétroaction, etc. Il recouvre aussi plusieurs disciplines puisqu’il resurgit non seulement en science-fiction, mais aussi en psychanalyse (la Nachträglichkeit de Freud, l’après-coup en français), dans la théorie des systèmes et en physique quantique. Dans leur version la plus basique, tous ces termes renvoient à la possibilité que le futur influence le passé, avec les effets précédant les causes. Plutôt que d’accepter la flèche du temps pointant seulement dans une direction, la causalité rétroactive permet le mouvement causal dans deux directions. Le sens commun nous dit que c’est impossible, et la plupart des scientifiques sont d’accord, sauf si certaines conditions spéciales sont mises en place. Mais il semble qu’il y ait un débat possible : « La rétrocausalité est essentiellement une expérience de pensée en philosophie des sciences fondée sur des éléments de physique pour aborder la question suivante : le futur peut-il affecter le présent, et le présent peut-il affecter le passé14 ? ».
Pourtant, puisque pour la majeure partie de la physique contemporaine les concepts même de « cause » et d’« effet » sont inapplicables, la causalité rétroactive, même si elle est théoriquement possible, ne constituerait pas un concept viable ou utile. En cosmologie et en astrophysique, par exemple, les théories du Big Bang et de sa réversibilité (finale) sembleraient impliquer une causalité rétroactive : « Des physiciens comme Stephen Hawking et Thomas Hertog [proposent] une “cosmologie top down” qui considère que l’univers peut avoir commencé d’une multitude de façons possibles, les passés les plus probables étant déterminés dans le moment présent15 ». Mais cela remet en question le concept même de temps et donc aussi ceux de cause et d’effet, suggérant que non seulement le « temps », mais aussi la causalité rétroactive, ont seulement une brève histoire dans l’esprit des astrophysiciens16. La vérité est que pendant que nous, mortels, sommes sujets à l’irréversibilité du temps, l’univers ne l’est pas.
Les secondes prémisses sous-jacentes de la causalité rétroactive sont qu’il n’y a pas de position externe sans ambiguïté, et que tout observateur fait partie de ce qui est observé. Ce sont des prémisses partagées par Albert Einstein, Werner Heisenberg, Heinz von Foerster, le père de la cybernétique, mais aussi Niklas Luhmann, dont la théorie des systèmes est fondée à la fois sur l’« autopoïèse » (c’est-à-dire les boucles auto-récursives) et sur l’« observation de second ordre17 ». Pour Luhmann non plus, le temps n’existe pas et est simplement notre manière limitée d’humain de créer une topographie nous permettant de cartographier la répétition et la différence que nous appelons alors « causalité » et « changement », en espérant ainsi éviter de devoir ressentir la réalité vécue comme totalement contingente. La contingence devient en quelque sorte notre nouvelle causalité. Et Kluge dirait avec raison que dans un tel monde, « matérialisme dialectique » et « déterminisme dialectique » trouveraient une place honorable à côté des 99.998 autres hasards que nous n’aurions apparemment pas d’autre choix que d’appeler « destin », ne serait-ce que pour garder un peu d’ordre dans ce monde-là.
Traduit de l’anglais par Céline Letawe
Notes
« Hunderttausend Zufälle, die hinterher Schicksal heißen ».
Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, Frankfurt am M., Suhrkamp, 2000. Traduction française partielle de Pierre Deshusses : Chronique des sentiments, Paris, Gallimard (coll. « Arcades »), 2003.
Tim Bergfelder, Erica Carter, Deniz Götztürk (dir.), The German Cinema Book, London, British Film Institute, 2002.
Thomas Elsaesser, German Cinema – Terror and Trauma. Cultural Memory since 1945, New York/London, Routledge, 2014.
Alexander Mitscherlich, Margarete Mitscherlich, Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, Piper, München, 1967. Traduction française de Laurent Jospin : Le deuil impossible: les fondements du comportement collectif, Paris, Payot, 2005.
Thomas Elsaesser, German Cinema (c’est nous qui traduisons, C. L.).
« Alexander Kluge: Interview mit Ulrich Gregor », in Peter W. Jansen, Wolfram Schütte (dir.), Herzog, Kluge, Straub, München, Hanser, 1976, p. 157 (c’est nous qui traduisons, C. L.).
Walter Benjamin, Poésie et révolution, essais traduits de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 181-182.
Si Kluge est un post-humaniste, il ne l’est néanmoins pas dans la tradition française de l’antihumanisme « théorique » de Foucault ou Althusser.
Karl Marx, Friedrich Engels, Collected Works, vol. 28, New York, International Publishers, 1986, p. 47, cité d’après Fredric Jameson, « Marx and Montage », New Left Review, juillet/août 2009, p. 116 (c’est nous qui traduisons, C. L.).
Jeremy Tambling, Becoming Posthumous. Life and Death in Literary and Cultural Studies, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2001, p. 117 (c’est nous qui traduisons, C. L.).
Jameson avance un argument similaire quand il explique pourquoi Kluge utilise le terme « antiquité » : « Il s’agit d’un futur qui demande la constitution d’une antiquité qui lui est appropriée […]. Car le concept d’antiquité peut avoir pour fonction de nous placer dans une nouvelle relation à la tradition marxiste et avec Marx lui-même – tout comme Eisenstein. Marx n’est ni actuel ni démodé : il est classique, et toute la tradition marxiste et communiste, en durée plus ou moins égale à l’âge d’or d’Athènes, est précisément l’âge d’or de la gauche européenne, auquel on ne cesse de retourner, avec les résultats les plus déconcertants et fanatiques, les plus féconds et contradictoires. » Jameson, « Marx and Montage », p. 116-117 (c’est nous qui traduisons, C. L.).
Thomas Elsaesser, « Marathon Man : Alexander Kluge », Film Comment, mai/juin 2008, p. 64 (c’est nous qui traduisons, C. L.).
Entrée Wikipédia « Retrocausality », http://en.wikipedia.org/wiki/Retrocausality (nous traduisons).
Cynthia Sue Larson, « Retrocausal Reality Shifting : Adventures in the Fine Art of Changing the Past », 2006, http://realityshifters.com/pages/articles/retrocausalrs.html (c’est nous qui traduisons, C. L.).
Je fais bien sûr allusion au best-seller de Stephen Hawking Une brève histoire du temps.
Niklas Luhmann, « Deconstruction as Second-Order Observing », New Literary History, vol. 24, no 4, automne 1993, p. 763-782 (c’est nous qui traduisons, C. L.).